quarta-feira, novembro 25, 2009

Faire et défaire le genre 1

in Multitudes n°37-38, par Judith Butler


Dire que le genre procède du "faire", qu’il est une sorte de"pratique", [a doing], c’est seulement dire qu’il n’est ni immobilisé dans le temps, ni donné d’avance ; c’est indiquer également qu’il s’accomplit sans cesse, même si la forme qu’il revêt lui donne une apparence de naturel pré-ordonné et déterminé par une loi structurelle. Si le genre est "fait", "construit", en fonction de certaines normes, ces normes mêmes sont celles qu’il incarne et qui le rendent socialement intelligible. Si, en revanche, les normes de genre sont également celles qui bornent l’humain, c’est-à-dire qu’elles déterminent la manière dont le genre doit être construit afin de conférer à un individu la qualité d’humain, alors les normes de genre et celles qui constituent la personne sont intimement liées. Se conformer à une certaine conception du genre équivaudrait alors précisément à garantir sa propre lisibilité en tant qu’humain. À l’inverse, ne pas s’y conformer risquerait de compromettre cette lisibilité, de la mettre en danger.



Je voudrais ici poser une question normative relativement simple que je
formulerai ainsi : que se passe-t-il si l’on "défait" les conceptions normatives et restrictives de la vie sexuelle et genrée ? Il peut arriver qu’une conception normative du genre "défasse", "déconstruise", la "personne" [personhood] et l’empêche, à long terme, de persévérer dans sa quête d’une vie vivable. Il peut aussi arriver qu’en déconstruisant une norme restrictive, on déconstruise du même coup une conception identitaire préalable, pour tout simplement inaugurer une nouvelle identité dont le but sera de s’assurer une meilleure viabilité.



Si le genre est une sorte de pratique, une activité qui s’accomplit sans cesse et en partie sans qu’on le veuille et qu’on le sache, il n’a pour autant rien d’automatique ni de mécanique. Bien au contraire. Il s’agit d’une sorte d’improvisation pratiquée dans un contexte contraignant. De plus, on ne "construit" pas son genre tout seul. On le "construit" toujours avec ou pour autrui, même si cet autrui n’est qu’imaginaire. Il peut arriver que ce que j’appelle mon genre "propre" apparaisse comme le produit de ma création et comme une de mes possessions. Mais le genre est constitué par des termes qui sont, dès le départ, extérieurs au soi et qui le dépassent, ils se trouvent dans une socialité qui n’a pas d’auteur unique (et qui met d’ailleurs radicalement en cause la notion même d’auteur).



Si l’appartenance à un certain genre n’implique pas nécessairement que le désir
prenne une direction définie, il existe néanmoins un désir qui est constitutif du genre lui-même. C’est pourquoi opérer un clivage entre vie de genre et vie de désir n’est ni facile ni rapide. Que veut le genre ? Si la question peut paraître étrange, ce sentiment s’atténue lorsqu’on réalise que les normes sociales qui constituent notre existence sont porteuses de désirs qui ne sont pas fondateurs de notre individualité. Le problème se complique encore du fait que la viabilité de notre individualité dépend essentiellement de ces normes sociales.



Dans la tradition Hégélienne, le désir est lié à la reconnaissance. Le désir est toujours un désir de reconnaissance et ce n’est que par le biais de cette expérience de reconnaissance que chacun se constitue en tant qu’être socialement viable. Cette conception a, certes, son charme et sa vérité mais deux éléments importants lui échappent. Les termes qui permettent notre reconnaissance en tant qu’humains sont socialement organisés et modifiables. Il arrive parfois que les termes mêmes qui confèrent la qualité d’humain [humanness] à certains individus sont ceux-là mêmes qui privent d’autres d’acquérir ce statut, en introduisant un différentiel entre l’humain et le "moins-qu’humain". Ces normes ont des effets considérables sur notre compréhension du modèle de l’humain habilité à bénéficier de droits ou ayant sa place dans la sphère participative du débat politique. L’humain est appréhendé différemment en fonction de sa race, de la lisibilité de cette race, de sa morphologie, de la possibilité de reconnaître cette morphologie, de son sexe, de la possibilité de vérifier visuellement ce sexe, de son ethnicité, du discernement conceptuel de cette ethnicité. Certains humains sont reconnus comme étant moins qu’humains et cette forme de reconnaissance amoindrie ne permet pas de mener une vie viable. Certains humains n’étant pas reconnus en tant qu’humains, cette non-reconnaissance les engage à mener un autre type de vie invivable. Si ce que le désir veut en partie, c’est d’être reconnu, alors le genre, dans la mesure où il est animé par le désir, voudra également être reconnu. Mais si les schèmes de reconnaissance dont nous disposons sont ceux qui "défont" la personne en conférant de la reconnaissance, ou encore qui "défont" la personne en lui refusant cette reconnaissance, alors celle-ci devient un lieu de pouvoir par lequel l’humain est produit de manière différentielle. Ce qui signifie que, dans la mesure où le désir est impliqué dans les normes sociales, il est intimement lié à la question du pouvoir et à celle de savoir qui a la qualité d’humain reconnu comme tel et qui ne l’a pas.



Autre question : si j’appartiens à un certain genre suis-je quand même considéré/e comme faisant partie des humains ? Est-ce que l"humain" s’étendra jusqu’à m’inclure dans son champ ? Si mon désir va dans un certain sens, aurai-je la possibilité de vivre ? Y aura-t-il un lieu pour ma vie et sera-t-il reconnaissable pour ceux dont dépend mon existence sociale ?

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